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La culture sans les yeux
4 min de lecture

La culture sans les yeux

Ils sont aveugles. Et intégrés à la vie culturelle. Guide dans un musée, photographe ou auteur metteur en scène, ils ont choisi de dépasser leur handicap pour continuer à créer ou à montrer.

par Jean-Luc Eluard

publié le 01 avril 2019

modifié le 09 mars 2020

"Les gens sont plus détendus devant la caméra"

« Les gens sous-estiment leur instinct de survie ». Lui, il n'a pas douté du sien. Ou si, un peu : « Je vais pas mentir : je fais beaucoup de choses pour m'occuper, pour pas penser à tout ça. »

Il y a deux ans, Kami a perdu la vue. À 35 ans. Il était photographe professionnel depuis 6 mois, « pas le temps d'en profiter. Je me suis posé deux questions : pourquoi continuer alors que je ne vois plus ? Et pourquoi arrêter parce que je ne vois plus ? J'ai la technique, je connais les réglages, je vois encore l'intensité lumineuse. Je fais les cadrages à la voix, au grand angle. »

 

Personnes aveugles à Bordeaux © Pierre Wetzel

Pour lui, c'est avant tout une question de rencontre, la photo devient presque superflue : « Il y a un échange qui se fait, c'est ça qui prime. » Mieux même, il ressent, étrangement, que les gens sont plus détendus parce qu'il ne voit plus.

Réaction inhabituelle face à ce handicap qui dérange : « Quand je suis devenu aveugle, j'ai dit à ma mère que j'allais perdre des amis et en rencontrer de nouveaux. » La prophétie s'est réalisée mais il n'est pas amer, ce n'est pas son truc : « Ça fait peur et je peux l'entendre. »

Les réactions des autres tombent toujours à un moment ou à un autre dans la conversation avec un non-voyant qui ne reste pas enfermé dans son handicap.

Personnes aveugles à Bordeaux © Kami photographie

"Le handicap a quadruplé ma créativité"

José Lavrador confirme cette peur : « Je l'entends beaucoup. J'ai travaillé avec des tétra- et paraplégiques, les gens n'osent pas faire ça. » Lui, c'est un accident qui le prive de la vue, à 33 ans. Il avait une formation de menuisier-ébéniste, avait enquillé les métiers mais n'avait jamais renoncé à sa passion pour la chanson qui l'avait propulsé au Golf Drouot à 18 ans puis au Petit Conservatoire de Mireille ensuite.

Un pedigree de touche à tout musical qui aurait pu sombrer dans la nuit qui le rattrape mais au contraire, « ça a quadruplé ma créativité. » Il fait feu de tout bois et découvre le théâtre. Pas pour monter sur scène à l'origine. Il préfère écrire des pièces d'abord, puis peu à peu, il fait le reste, de la mise en scène à l'acteur et finalement, à la création d'une troupe, « Clairvoyance », qui rassemble des comédiens non-voyants. Il ne réussira jamais à l'ouvrir à d'autres, même si ses pièces ne parlent jamais de handicap.

Personnes aveugles à Bordeaux Photo : Monica Silvestre

"L'apprentissage n'est pas simple, il y a plus de 5000 objets à mémoriser..."

Une barrière que Nicolas Caraty n'a jamais rencontrée. Guide conférencier au Musée d'Aquitaine, il s'amuse au contraire des réactions des gens : « Il y a beaucoup de gens que ça marque, des gens qui veulent m'aider parce qu'ils croient que je suis perdu. J'en rigole facilement, je n'ai pas de tabous avec ça. » Surtout lorsqu'il guide des groupes d'enfants qui ont beaucoup moins de scrupules à évoquer le sujet : « Quand ils sont étonnés, je parle du handicap dès le départ pour évacuer le sujet. »

Cela fait 11 ans qu'il a intégré l'équipe des guides du musée. Après quelques années à travailler à la relation clientèle d'un groupe de VPC, il était alors « un peu usé » et effectuait une formation.

Personnes aveugles à Bordeaux

Trois stages au Musée d'Aquitaine plus tard, l'idée émerge qu'il pourrait devenir le premier guide aveugle en France : « Le musée voulait intégrer des aveugles mais pas forcément sur de la médiation. » Les deux parties se sont laissées un temps de réflexion : « On a tellement vu de postes ouverts au handicap qu'on supprime au bout de 6 mois parce que ça ne convient pas. »

De fait, l'apprentissage n'est pas simple : le bâtiment est biscornu et il y a plus de 5000 objets à mémoriser... du bout des doigts. On lui ouvre les vitrines pour qu'il puisse tout toucher, dans la limite de ce qui est possible. Et c'est long : il lui faudra trois mois juste pour assimiler les salles de préhistoire. C'est qu'il n'a pas de formation en histoire de l'art, même si la discipline l'a toujours intéressé et il est obligé d'improviser une technique : jusqu'alors, aucun guide aveugle n'avait jamais été en poste dans un musée. Désormais, il ne lui faut plus que deux semaines pour intégrer une exposition temporaire.

Personnes aveugles à Bordeaux

Dépasser le handicap

Évidemment, la mémoire s'adapte. Si la volonté est là pour briser les impossibilités. C'est le point commun entre les trois hommes, ce désir infrangible de dépasser le handicap, d'aller au-delà de ce que l'on considère comme raisonnablement possible pour un aveugle : « Les gens que je connais ne sont pas surpris. J'ai toujours essayé de me relever à chaque fois que j'ai eu des ennuis. Et puis la photo est une passion très forte. »

Pour Kami, la multiplication des projets est aussi un moyen « d'essayer de continuer ma vie comme avant. » Il est toujours bénévole et photographe au Festival de Luxey, prépare une exposition sur les grilles du Jardin Public, travaille avec Macadam Press sur les manifestations des Gilets Jaunes où il réalise des portraits sonores : « Je n'y vais plus à la gueule du client. J'enregistre les gens en fonction de ce que je les entends dire avant. »

Personnes aveugles à Bordeaux © Kami photographie

Nicolas Caraty aussi engouffre ses projets dans la tendance qu'il sent poindre depuis trois ou quatre ans, celle d'une volonté plus nette d'ouvrir les portes aux handicaps : « Les musées sont de plus en plus concernés. Le Muséum a envie d'accueillir les aveugles, celui des Beaux-arts et des Arts Déco font aussi des choses, parfois. »

À chaque fois, il est là pour partager son expérience, et même avec le Musée du Quai Branly à Paris. Il pourrait certes devenir la référence « non-voyant » des musées mais « je n'ai pas vocation à devenir un référent national, j'ai déjà beaucoup de boulot ici. »

Personnes aveugles à Bordeaux

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